Elle posa ses mains sur le torse de Tumos et le poussa violemment. Le garçon tituba quelques instants, c'était une des dernières choses à laquelle il s'attendait. Cependant très vite il se remit sur pied et retrouva son air narquois. Ses yeux verts redevinrent malice, il passa la main dans ses cheveux, ébouriffés par la réaction de la rouquine. Très digne il épousseta sa tunique, qui avait perdu une partie de son blanc éclat. Après avoir inspecté une dernière fois son vêtement il releva la tête, et put voir l'air perdu des yeux vairons. Il esquissa un rictus arrogant et reprit sa voix, ce son qui ressemblait tant à du velours liquide :
- Eh bien ? Qu'y-a-t-il Pyrrha ? Soudainement un éclair émeraude passa dans ses prunelles. Ne me dis pas que c'était la première fo...
Pyrrha était traversée par un filet de rage brûlante, qu'elle aurait voulu déverser sur l'héritier Morgenstern. Mais, au lieu de flammes, ce furent des larmes qui commencèrent à couler. Pas des torrents de pleurs pathétiques, ce ne fut pas une hystérique qui se tint devant Tumos. Elle lui montra une statue de marbre, un glacier du grand nord, une Héritière. Une Héritière avec des cheveux décoiffés, volants au vent, semblables à des flammèches. Un feu sauvage sous un masque de givre. Le visage pâle ne laissait plus transparaitre aucune émotion. Comme on le lui avait enseigné. Elle se tenait fière et droite. Le seul stigmate de l'incident finissait sa course sur sa joue, juste au dessous de l'½il d'acier.
Tumos avait assisté au changement d'attitude qui venait de se dérouler, et ne savait plus quelle démarche adopter. La rousse décida pour lui, elle lui tourna sèchement le dos. Alors le malice disparut, se fit grave, ennuyé, et les lèvres s'incurvèrent à l'inverse de leur expression initiale. Il était dommage que la jeune fille lui tournât le dos en cet instant car elle n'aurait pas souvent l'occasion de distinguer cette expression sur le visage de l'héritier. Ce dernier amorça un mouvement vers elle tandis qu'elle repartait :
- Pyrrha. Atten...
Il saisit le bras de la rouquine pour la relâcher aussitôt. Pyrrha continua son chemin vers la salle Watoorle. Tumos était resté dans le couloir à regarder la marque qui s'étendait, du bout de ses doigts à la base de la paume de sa main. Une trace qui n'aurait pas du s'y trouver. Une boursouflure rougeâtre. Une brûlure. Comme s'il venait d'offrir sa dextre à un brasier pendant une poignée de secondes. Un brasier... Ou une flamme. Il releva rapidement la tête, juste à temps pour voir l'admirable silhouette parée de carmin passer la porte. Et pour la première fois de sa vie Tumos Morgenstern sentit un nouveau sentiment poindre dans son esprit. Une sorte de...curiosité. Que jamais il n'avait éprouvé jusqu'alors pour l'un de ses semblables.
La rouquine s'adossa à la porte de l'antichambre et poussa un long soupir, relâchant la tension qui s'était accumulée dans sa poitrine. Il lui semblait avoir encore sur ses lèvres la trace de celles du garçon. Mais pourquoi avait-il donc fait cela ? Pour la déstabiliser ? L'humilier ? Elle s'admonesta fermement, s'enjoignit au calme et dressa une récapitulation mentale de la situation présente. Mais les pensées arrivèrent avec autant de discipline qu'une charge de bisonnou. Finalement elle matérialisa un phylactère arcanique et entreprit d'y aller par étapes :
Mon premier baiser : Positif
Dans le château d'Ars : Neutre
A quelques dizaines de mètres de la majorité de l'aristocratie du nouveau monde : Négatif
Avec l'héritier Morgenstern : Extrêmement négatif
Qui s'appliquait à l'ignorer consciencieusement d'ordinaire : Mais que lui avait-il donc prit de se laisser embrasser ainsi ?!
Et qui l'aidait pour la seconde fois aujourd'hui : Mais que lui avait-il donc prit de l'embrasser ainsi ?!
Oui, décidément il y avait des choses qui ne tournaient vraiment pas rond. Pourquoi un cobra aiderait-il un aiglon, alors qu'il est dans sa nature même de lui planter ses crocs dans le cou. La jeune fille aurait voulu savoir ce qui se cachait derrière les trois verts impassibles. Elle sourit dans le vide en imaginant son expression après qu'il eut touché son bras. Une gratifiante satisfaction l'envahissait en pensant avoir réussi à le déstabiliser. Cet air immuable qu'elle côtoyait jour après jour déclenchait des poussées d'urticaires foudroyantes dans ses poings, provoquant d'agaçantes démangeaisons qu'elle ne pouvait apaiser, sous peine d'heures de pénitence à passer sous l'½il perçant d'Avalon. Maintenant une telle liberté aurait simplement déclenché un incident diplomatique. C'était beaucoup mieux.
Pyrrha reprenait peu à peu son calme lorsqu'une série de son retentit. C'était l'horloge qui sonnait l'heure. Un coup, deux coups, trois coups, quatre coups, cinq coups, six coups, sept coups, huit coups. Soit huit phaétons tout rond. La rouquine ouvrit des yeux catastrophés. Huit, comment ça huit ? Mais le diner commençait à... Elle bondit littéralement sur ses pieds, et du même coup sur les sandales plates faites de lanières noires qui les couvraient. Son père n'apprécierait surement pas d'avoir à demander à une chaise vide de prononcer un discours. Ses pieds se soulevaient de plus en plus vite, et peu à peu son avancée devint un sprint monumental. Il apparut très vite que ce n'était pas la meilleure décision à prendre. En effet, durant tout le trajet elle dut retenir le morceau de tissu qu'on appelait communément robe, et qui menaçait de rendre le tablier de façon imminente. Ce qui rendit la course un peu plus... sautillante. Pour être tout à fait exact elle ressemblait à un lapin qui tenterait de conserver quelques de ses mystères, qui aurait une jambe dans le plâtre et qui serait en retard.
Heureusement les mystères, le diner n'avait pas encore commencé. Pyrrha put donc reprendre un rythme plus... royal et retrouver un semblant de dignité.
En arrivant dans la salle elle constata que la foule avait déjà tout oublié des divers incidents et avait courageusement pris d'assaut le malheureux serveur qui servait des canapés de blubs.
Profitant de la distraction générale, elle marcha gracieusement sur le sol de marbre blanc, se faufila entre les invités, tout en cherchant la grande table des yeux. La pièce en contenait des dizaines. C'était une des plus grandes salles du château, l'une des plus somptueuses également. Elle avait été construite en souvenir de l'une des plus grandes batailles de la Guerre du Renouveau. La première victoire du Conseil des Sept. L'arrière-grand-père de Pyrrha, Sejer Torkann, alors âgé de vingt-trois ans, avait défait l'armée norde du roi Ankaar. Libérant ainsi le Seiern et la Bâle du joug despotique. Aussi les murs étaient recouverts de peintures, de sculptures et de tapisseries représentant les moments clés de la bataille. Le point le plus impressionnant de la pièce était le mur de pierres de Yahlta, qui s'imposait immédiatement à la vue de tout arrivant. Il était disposé face aux fenêtres, de telle sorte qu'une douce lumière l'éclairait constamment. Chacun pouvait ainsi contempler toute la virtuosité des pratiquants de l'Art de l'âge sombre et garder souvenir de la puissance des Sept. En effet, le mur était en réalité une gravure réalisée à échelle réelle, représentant le combat final de la bataille entre les Sept et le général Rüax.

La scène avait lieu dans la plaine Watoorle, connue comme une des plus rocheuses du nord. A l'extrême droite du mur on avait représenté le général Rüax, debout en train de faire tournoyer Karatomos « trancheuse de tête », sa hache d'acigelé, au dessus de lui. Il était vêtu à l'ancienne, recouvert de pied en cape d'une armure de plaque. Et une rigole de sang s'était formée à ses pieds, ce qui expliquait le surnom qu'on lui avait attribué par la suite : « Rivière de sang ». Et plus à gauche les Sept. Tout d'abord Sejer Torkann, vêtu à l'identique, il était à quelques mètres sur un des rochers, faisant face au guerrier. A ses côtés se tenaient Sibuna Brume-Funeste, couvert de maille fine et pointant sa lance de chrone en direction de l'ennemi. Dans la continuité venait Nido Haute-Feuille, saisissant son marteau pour lui faire rencontrer Karatomos. Plus en retrait on trouvait ensuite Loquace Morgenstern, il avait été représenté en plein saut, lançant une de ses volteuses. Quelques mètres plus loin il y avait Sëdah Mortenuit, vêtu d'une ample robe, les bras à moitié dépliés et les paumes de mains retournées vers le ciel, invoquant du feu démoniaque sur ces dernières. A sa droite, assis en tailleur, en train d'incanter, les yeux clos, au centre d'un pentacle tracé sur la roche se trouvait Anehtä Vouivre. Et enfin, presque à l'extrême gauche de la tapisserie on pouvait voir Temhkes Ananké, les bras et les doigts tendus à l'extrême vers le ciel, psalmodiant afin de déchainer les éléments.
C'était lui le préféré de Pyrrha, à chaque fois qu'elle devait prendre un repas dans cette salle elle s'arrangeait pour être à gauche, préférant la finesse de l'Art et le pouvoir des éléments à la puissance brute du métal. Elle était capable de rester des heures à le regarder, on aurait dit qu'il se tendait, en une prière silencieuse adressée à la foudre et au vent. Chacun des traits des visages avait été parfaitement rendu, et ce qu'exprimait le sien fascinait la rouquine. Une concentration sans faille. Pas le front plissé et les paupières crispées comme on l'imaginerait, mais seulement un visage lisse et calme, comme en harmonie. Indifférent à la fureur ambiante, au vent qui projette sa tunique. La sienne était brodée d'un hibou. C'était grâce aux symboles sur les vêtements minutieusement reproduits que l'on pouvait reconnaitre avec certitude les Sept : Hibou, bleu de prusse et anthracite pour les Ananké ; Phénix, blanc et cuivre pour les Brume-Funeste ; Aigle, carmin et noir pour les D'Ars ; Etoile, nacre et or pour les Morgenstern ; Corbeau, violet et argent pour les Mortenuit ; Arbre, vert clair et greige pour les Haute-Feuille ; et enfin Dragon, jade et opale pour les Vouivre.
Tels étaient les attributs des familles dirigeantes, que chacun de leurs membres se devait de porter et d'honorer. A dire vrai, il n'y avait qu'un seul endroit où l'on avait le droit de ne pas porter ses couleurs : les akademos. Et Blooheart plus particulièrement, où la Domus de l'élève prédominait sur l'origine. Pyrrha fut rassérénée par ce rappel, qui expliquait qu'elle n'ait pas reconnu Tumos. Lorsqu'on avait l'habitude de reconnaitre les gens à l'uniforme on ne faisait plus attention au reste. La rouquine se mordit les lèvres. Serait-il possible que d'autres membres des Sept soient à Blooheart ? Auquel cas il faudra être plus attentive... Histoire d'éviter les mauvaises surprises.
Aujourd'hui l'esprit de Pyrrha ne pouvait se permettre de s'attarder sur le futur ou la décoration de la salle. En effet, elle avait fini par trouver la table principale et avait enfin découvert ses voisins. Elle était à la droite de son père, avec Tumos placé à sa dextre. En face de son père se trouvait le seigneur Morgenstern, face à elle le seigneur Ananké et face à Tumos... Elle s'installa calmement à sa place, n'osant en croire ses yeux et prenant bien garde à ne rien montrer de ses sentiments. Ce qui n'était pas peu simple, le c½ur de la rouquine devait frôler les deux cent battements à la minute.
Il avait la tête baissée vers son assiette, pourtant vide. A sa diagonale les trois seigneurs s'étaient engagés dans une discussion animée, qui portait autour du commerce de la batavia, et ne prêtaient aucune attention à leurs voisins. Tumos mangeait d'un air dégagé sa soupe de kraor, jetant de discrets coups d'½il vers l'Héritière. Voisine dont les joues étaient presque aussi colorées que sa chevelure. L'Héritier esquissa son habituel sourire narquois, la jeune fille mangeait d'un air décontracté, et s'appliquait, clairement, à ne pas lever les yeux vers le voisin si sombre du brun. A tel point que cela faisait tout sauf naturel. Heureusement personne n'y prêtait attention, les gens penseraient juste que l'Héritière des D'Ars était quelque peu timide. Mais Tumos cessa rapidement de sourire. Les yeux vairons rencontrèrent les yeux noirs et le temps s'arrêta pour leur propriétaire respectif. La rouquine sentit son être se réchauffer, une douce chaleur l'enveloppait. Une sensation forte agréable. A près de dix-sept ans elle ignorait de nombreuses choses sur l'amour et sur le coup de foudre. A dire vrai elle ne savait tout simplement pas ce que c'était, ce qui était d'ailleurs l'une raison de l'amusement de Tumos vis-à-vis d'elle. Ce fut donc avec toute son innocence qu'elle ouvrit ses grands yeux et offrit le sourire le plus éclatant dont elle était capable. Son interlocuteur, qui avait ainsi eu l'occasion d'admirer les longs cils cendrés, lui répondit pareillement, adoucissant autant que possible son regard ténébreux.
Après quelques secondes de suspens insoutenable l'inconnu lui adressa finalement la parole d'une voix douce :
- Il semble que des félicitations s'imposent. Que vos années soient longues et fastes jeune Héritière.
Elle releva définitivement la tête de son assiette et ses lèvres s'incurvèrent doucement, dévoilant ses dents nacrées.
- Je vous en remercie. Puisse votre Art ne jamais s'épuiser Monseigneur.
A ces mots les yeux de l'homme se mirent à pétiller d'une étrange malice :
- Oh Mademoiselle, vous me placez bien au-dessus de ma condition, je ne mérite pas ce titre.
- Comment dois-je vous nommer en ce cas ? Et... excusez mon impertinence, mais que faites-vous à cette table ? Interrogea la rouquine, curieuse.
- Mon nom est Utmit, Neor Utmit. Et je suis un cousin éloigné de la maison Haute-Feuille, je suis ici pour la représenter, d'où ma place à vos cotés. Mon oncle était accaparé par une inondation à Castel Fy. Il parait que l'Anax a passé des heures coincé dans sa propre salle de bain à cause de l'eau qui bloquait les portes. Ces dernières paroles avaient été murmurées sur le ton de la confidence. Ses conseillers l'ont cherché partout pendant des heures, et en désespoir de cause ils ont appelé mon oncle. Je crois que quand on l'a trouvé il s'était écoulé six heures. Il parait qu'il était d'humeur exécrable... Et le pire... Il commença à rigoler doucement. C'est quand la raison de l'inondation a été découverte. Le maître des eaux avait benoitement confondu l'eau pour la baignoire de l'Anax et celle destinée à la laverie... Il a du en prendre pour son grade, on n'a pas souvent l'occasion de voir le maître du nouveau monde couvert d'eau et de mousse. On raconte qu'il a dû traverser la moitié du palais, toussant, crachotant, et laissant derrière lui d'énormes flaques. Alors du coup... Pyrrha sentait le fou rire venir, pauvre homme... Du coup il s'est fait passer un savon par l'intendant du palais, qui ne l'avait pas reconnu sous les diverses couches de mousse. Bref, Neor se para d'un gigantesque sourire, ça a été assez épique, et très... noble. Et je ne vous raconte pas le moment où les lavandières sont venues se plaindre du manque d'eau flagrant au château...
Cette fois c'était terminé, la rouquine émit un éclat de rire, qui fit se retourner tous ses voisins. Elle tentait vainement de se cacher derrière sa serviette de table mais ses yeux pétillaient de joie. Les réactions furent disparates : Neor sourît, les seigneurs observèrent avec intérêt la rougeur qui gagnait peu à peu le visage de la rousse, et Tumos grimaça. Il la regardait régulièrement depuis quelques minutes avec la tête "je prends un air dégagé", si les conventions sociales n'empêchaient pas l'usage du sifflement à table il l'aurait fait. Pourtant le jeune homme était tout : intelligent, froid, rationnel ; mais en ce moment certainement pas désinvolte. Et tandis que Pyrrha et Neor continuaient à deviser, une ride inquiète plissait son front. Les verts sarcastiques louvoyaient entre les seigneurs d'Ars, Morgenstern et Ananké et Pyrrha et Neor. A son grand soulagement aucun des deux groupes ne faisait attention à l'autre. Le brun se mordilla les lèvres. Son esprit, après avoir entendu le rire cristallin, se concentra autour d'une unique pensée, tandis que le regard de jade se dirigeait une fois de plus vers ses voisins : Faites qu'il ne s'en soit pas rendu compte.
Xx----rien-du-tout----xX, Posté le dimanche 16 mars 2014 13:55
Tumos a eu une sacrée chance de pas finir cramée ^^ , j'adore les moment ou L'héritiere raconte ces superbe bourde !